Tenir sa langue
Tenir sa langue
« Ce que je veux moi, c'est porter le prénom que j'ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur. »
Elle est née Polina, en France elle devient Pauline. Quelques lettres et tout change.
À son arrivée, enfant, à Saint-Étienne, au lendemain de la chute de l'URSS, elle se dédouble : Polina à la maison, Pauline à l'école. Vingt ans plus tard, elle vit à Montreuil. Elle a rendez-vous au tribunal de Bobigny pour tenter de récupérer son prénom.
Ce premier roman est construit autour d'une vie entre deux langues et deux pays. D'un côté, la Russie de l'enfance, celle de la datcha, de l'appartement communautaire où les générations se mélangent, celle des grands-parents inoubliables et de Tiotia Nina. De l'autre, la France, celle de la materneltchik, des mots qu'il faut conquérir et des Minikeums.
Drôle, tendre, frondeur, Tenir sa langue révèle une voix hors du commun.
Compte rendu de la séance de livre échange du 21 décembre 2023
Tenir sa langue - Polina Panasenko
L’actualité donne un relief particulier à ce roman. En effet, aujourd’hui, compte tenu des importants conflits en cours et de la situation internationale engendrée par ces conflits, des personnes demandent à changer de prénom ou de nom afin d’éviter d’attirer trop l’attention et d’attiser l’irascibilité de leurs concitoyens. Des participantes rappellent que ce n’est pas nouveau en soi et que l’histoire donne aussi des exemples de changement de nom afin de plus facilement s’intégrer dans la population locale. Une participante évoque ces immigrés italiens qui ressortaient de la sous-préfecture après avoir fait franciser leur nom de famille et qui disaient « être plus français que les natifs car ils avaient payé leurs papiers ». Une autre rappelle que la législation française a évolué en 2022 et que les changements de prénom ou de nom sont grandement facilités. Cela donne une perspective au récit de P. Panasenko et on comprend mieux pourquoi son héroïne rencontre de difficultés pour changer son prénom (avant la modification de la loi).
L’héroïne (l’autrice elle-même) est en recherche de ses racines. Celles-ci sont à la fois en Russie et en France. Le récit dit peu sur les raisons de cette recherche et sur la démarche personnelle de l’autrice. En revanche il dépeint largement la dualité entre les deux cultures et l’écartèlement auquel est soumise la petite Polina (ou Pauline). Des participants indiquent que cette situation de tiraillement entre deux cultures est fréquente chez les personnes issues de familles immigrées. Nous l’avons retrouvée dans les textes de Dalie Farah (Impasse Verlaine) par exemple. Certains participants s’interrogent sur les raisons qui peuvent pousser la jeune fille à se tourner vers la Russie. D’autres précisent qu’elle est attachée à la France et très bien intégrée. L’émigration de la famille vers la France a des raisons économiques et non pas politiques. C’est un aspect dont il faut tenir compte. Il ne faut pas sous-estimer non plus la nostalgie de l’enfance qui peut être l’une des raisons du changement de prénom.
Unanimement les participants sont touchés par l’héroïne.
Le thème principal du roman est « se taire partout et tout le temps ». Pourquoi se taire ? D’abord parce que Polina ne maîtrise pas la langue. Ensuite parce que ses parents le lui demandent. Enfin parce qu’elle est rejetée par les autres enfants à l’école. Nous observons la difficulté qu’on rencontre quand on est « différent », dans le monde des enfants. Cela a toujours existé. Dans le roman, l’alliance entre Polina et le petit garçon bègue rejeté lui aussi va faire merveille. La description des souvenirs de l’école, de la façon de se comporter, de résister, d’apprendre, est très touchante. Tout est utile pour apprendre la langue y compris la télévision et la publicité. L’héroïne crée son propre langage, souvent une transcription phonétique de ce qu’elle entend à l’oral (« opitalnor » par exemple). Les participants soulignent l’inventivité de l’héroïne et le côté facétieux de la langue qui permet ces adaptations ce qui peut faciliter l’intégration dans la société.
Ce sujet nous a beaucoup touché. Il n’est pas sans rappeler certains aspects de Orphelin des mots de Gérard Louviot. Des participantes précisent aussi que la maman de Polina est malade et qu’il devient alors particulièrement difficile d’assumer à la fois l’intégration dans un groupe différent et mal connu et l’absence d’une maman. La culture d’origine peut être alors une source de stabilité et réconfort.
Une participante nous raconte son histoire familiale, étant elle-même issue d’une famille binationale. Suite à ce récit qui éclaire sur les motivations, les chemins sinueux et irréguliers de l’intégration, nous nous interrogeons sur la finalité de cette intégration. En particulier, pour
s’intégrer dans une autre communauté, faut-il gommer son identité ? Nous n’avons pas la réponse mais observons, à travers le récit de P. Pansenko, que la langue joue un rôle essentiel dans le processus, tout comme la connaissance de sa propre histoire. Ces éléments déterminants sont apportés par l’éducation.
Une discussion sur l’éducation et ses problèmes s’instaure alors. Nous estimons que l’éducation doit apporter à l’enfant la notion de respect, la transmission des valeurs humaines fondamentales, l’esprit critique (entre autres). L’esprit critique est un élément clé en ce qu’il doit permettre d’analyser toutes les informations, dans ce qu’elles révèlent d’évènements avérés, dans ce qu’elles supposent sans savoir, dans ce qu’elles insinuent, dans ce qu’elles cachent, dans ce qu’elles ne disent pas, dans ce qu’elles ignorent, tant les insinuations et les ignorances prennent souvent le pas sur la réalité avérée (note du rédacteur : ce que l’on nomme « fake » en français moderne – probablement parce que l’équivalent en français « faux » est trop long ...).
Une minimum de discipline collective est aussi nécessaire, ce qui ne semble plus être le cas aujourd’hui. Nous évoquons les téléphones portables dont l’utilisation aberrante et excessive est nuisible à l’individu, l’informatique qui semble tout résoudre alors qu’elle n’est que calcul et dépend entièrement des données qu’on lui fournit, et finalement de l’intelligence artificielle qui angoisse certains participants. Nous avons un long échange sur l’intelligence artificielle et notamment les risques qu’elle fait courir à l’être humain, ce qui conduit à évoquer trois romans :
Les furtifs de Alain Damasio qui décrit une société de type dictatorial entièrement dominée par les grandes entreprises et l’IA ( note du rédacteur : nous avions programmé cette lecture il y a quelques années puis nous l’avons retirée) ;
L’invention des corps de Pierre Ducrozet qui imagine les excès de l’informatique et la répercussion sur l’humain ;
Pourquoi j’ai mangé mon père de Roy Lewis qui décrit les craintes par rapport à tout changement et l’opposition entre ceux qui veulent changer et ceux qui résistent.
Il reste que les changements et la vitesse de ces changements sont toujours générateurs de méfiance, d’espoir et de risques. Et notre inquiétude vient du risque de scission de la société en deux avec l’émergence de l’IA : ceux qui savent et utilisent, et les autres.
Pour finir, une participante indique que l’autrice, Polina Panasenko, fait le lecture de son roman sur You Tube et qu’il est intéressant de l’écouter.
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